En mai 2018, mon intuition se précise et je fais le pas : j’annonce que je souhaite quitter la Direction de Lavaux Classic à l’issue de la 16e édition, à l’été 2019 ; car j’ai fait mon temps et que j’aimerais entreprendre un voyage – le monde est grand. Direction : l’Est !
Voyager constituait un programme : apprendre mes chansons de la Belle-Époque, apprendre à jouer du concertina, écrire, lire, améliorer mon anglais, faire beaucoup de sport, comprendre les pays et les cultures que j’ai traversés, et rencontrer un maximum de gens et de lieux. Je l’ai fait, autant trop que pas assez. Trop car je ne peux pas compter le nombre de gens, trop car j’ai régulièrement par lassitude préféré mes activités aux visites et aux rencontres ; pas assez car j’ai soif de tout et que chacun de mes choix, zone baignée de lumière, plonge son tout-autour dans l’ombre, à ne voir plus qu’elle.
La confrontation à l’écriture, ce qui officiellement et intimement constituait le motif principal de mon départ et mon arrêt de Lavaux Classic, a été globalement une torture autant qu’un échec (sauf à certains moments, notamment sur l’Île d’Hormuz). Le plaisir voire le bonheur d’écrire et de penser à des mots et des phrases était le même que dans le transsibérien, mais dans lequel en revanche je n’avais quasiment aucune distraction. Écrire longtemps et beaucoup pour un être aussi dissipé que moi est un calvaire. À moins d’un train sans réseau ou d’une cabane de montagne sans eau et sans électricité, je ne vois pas comment m’en sortir.

Vienne était comme je l’avais pensée : une porte vers l’Orient (d’une certaine manière le début des réseaux ferrés de l’Est). La Roumanie était une mise en train confortable : je l’avais rêvée tout autrement à travers Gadjo Dilo et Transilvania, avec Juliette, pleine de danses et d’alcools de bois jusqu’au petit matin. La Turquie s’est donnée dans le prolongement d’Istanbul la Merveilleuse : la région de Trabzon et de Rize au sud de la Mer Noire est simplement époustouflante. La Géorgie, à laquelle je pensais depuis longtemps (avec l’Arménie), était une respiration chrétienne dans cette région musulmane et conflictuelle (bien que le Pays de St-Georges soit en conflit ouvert avec le Russie) ; c’est une identité singulière, un pays très pauvre, très conservé, très beau et montagneux (magnifique double chaine du Caucase qui bord la plaine transcaucasienne). Je renonce à l’Arménie suite à un téléphone avec Cédric Pescia : nous la ferons ensemble, une fois pour de bon. L’Azerbaïdjan est une surprise merveilleuse : les montagnes du nord sont bénies des Dieux, particulièrement le village reculé de Xinaliq. L’Iran représentait un premier rêve : j’y ai passé deux mois, commencé d’apprendre le Persan, rencontré beaucoup de gens, et réussi à lever pour moi les aprioris qu’à l’Occident sur ce pays. Le Pakistan constituait un deuxième rêve, le plus intense peut-être : c’est le pays qui m’a le plus marqué de mon voyage – un séjour d’un mois seulement, bien trop court et avec beaucoup de temps perdu à Islamabad – , et j’ai été ému de voir ce dont ma grand-maman Nicod était éprise : ça n’est pas à la portée de toute petite bourgeoise de Genève et Lausanne mariée à un professeur d’orthopédie. Que ces Pakistanais sont beaux avec leurs shalwar kamiz et leur élégance intérieure. Le passage en Inde était historique, par la douane de Wagah : ce dernier pays était trop grand pour le temps que je m’y suis laissé jusqu’à ma décision de rentrer en Suisse à cause des conditions sanitaires et de liberté dans ce pays lié au Coronavirus. Mais vivre Holi là où il est le plus intense et découvrir à Agra les chefs-d’œuvres des plus belles années de la dynastie moghole (1550-1650 : Akbhar, Jahângîr et Shah Jahan) m’ont rempli de joie et de reconnaissance. Bien sûr, le fait d’avoir manqué – et de tout près – le Zanskar, le Ladakh, le Rajasthan, le Népal… est une réelle frustration. Mais Zermatt était un havre de paix, une sédentarisation bienvenue, une manière de digérer ce voyage et de revenir, de fait, avec plus sérénité car avec plus de temps pour mes objectifs. J’y ai mis en scène la fin de mon voyage en Orient à la faveur de fausses photos de voyage (voir la série des fausses photos).
J’ai aménagé ma vie pour permettre ce voyage : une découverte de l’Orient, une rencontre avec certaines parties de moi, une confrontation à l’écriture et une charnière vers une vie différente. Je suis parti le cœur pétri d’espoirs de dépassement de limites qui m’encombrent, d’abandon de certaines peaux, de déconnexion avec mon environnement habituel. Je me suis imaginé que, loin de mon réseau de références, sans mes amis qui croient me connaître ou qui connaissent de moi ce que j’ai bien voulu leur montrer, sans personne pour cristalliser ce qui me traverse et débarrassé du regard des autres – puisqu’en plus de ne pas les connaître, je ne les reverrais jamais – , j’allais éclore à vue d’œil, me voir me transformer, couper avec ma famille et mes amis, regarder l’horizon lointain, affronter Goliath et conquérir la Terre promise. Si j’ai sans doute dû faire cela du moins en partie, je n’en ai pas eu l’impression. Je me suis rendu compte que je me déplaçais avec ma coquille d’escargot : mes peurs, ma solitude, mes références, ma famille, mes amis (la technologie actuelle m’a vraiment permis de garder des contacts riches, malheureusement souvent pour pallier un manque de contact). J’ai trébuché là où je pensais apprendre à sauter, j’ai renoncé quand je voulais oser, je ne suis pas toujours allé vers l’autre par timidité ou par lassitude. C’est ma perception d’homme exigeant qui se focalise sur le progrès possible plutôt que l’accompli. J’ai rencontré énormément de gens au point de régulièrement vouloir qu’on me laisse tranquille, j’ai bougé et découvert sans cesse au point de vouloir régulièrement m’installer quelques jours ou semaines dans un endroit, renoncer à visiter une énième mosquée, éviter une énième conversation aussi exaltante que superficielle.

Je reviens changé car j’ai peut-être enfin renoncé à mon illusion que l’on peut changer dans la fuite et l’ailleurs, que l’on peut changer autrement qu’organiquement, autrement qu’avec des prises de conscience et de mesure à posteriori, autrement que par petits pas et petits bouts de courages – faut-il en avoir déjà un peu. On se souvient bien des petits moments de courage me semble-t-il : mais ma mémoire est tristement vierge de tout moment de courage réel. Cette perception est sans doute fausse : faussée par mon exigence, faussée par ma propension à aller de l’avant, et fausse par le fait que j’ai vécu majoritairement seul et très bien, rencontré des centaines de personnes et parcouru plus de dix mille kilomètres de découvertes. Et cette perception est également vraie par le constat que pour ce qui suit, je n’ai pas avancé : je n’ai chanté devant personne, je n’ai pas dit à un homme dans la rue qu’il me plaisait (à ma décharge, cela pouvait me coûter l’emprisonnement ou la vie), je n’ai pas su sortir de ma zone profonde de confort et je n’ai pas su me débarrasser du regard des autres, tout étrangers qu’ils fussent.
Malgré beaucoup de rencontres et des contacts fréquents avec les miens, j’étais seul. Cette solitude m’a accompagné, je l’ai appréciée, elle avait sa fécondité et je l’ai comblée quand j’en avais besoin par des appels, souvent à l’heure de l’apéro avec une cigarette. J’ai constaté avec satisfaction que je possédais les ressources nécessaires pour être seul de manière prolongée : je suis bien avec moi, je pense beaucoup, j’échafaude des projets dans ma tête, je digère des difficultés passées dans mon ventre, j’invente des discussions, je répète mes chansons et je me parle. Que je me suis plu à rire seul, à parler seul, à chanter seul…
RTS – La Première m’a donné la possibilité de raconter mon voyage à la faveur d’une série d’émissions dans « À l’abordage » de Lucas Thorens. Lien vers ces émissions